Isabelle Poitou est biologiste marine et l’une des premières scientifiques françaises à avoir abordé la problématique des déchets marins comme un sujet d’étude à part entière. Auteur du livre « Une mer propre, mission impossible ? » avec François Galgani et Laurent Colasse, elle a créé l’association Mer/Terre afin de contribuer à la réduction des déchets en mer. Elle vit à Marseille où nous l’avons rencontré, elle nous parle de sa passion & son travail.

D’où vous vient cette passion pour la mer ?

Je suis née en banlieue parisienne, mais j’ai passé toute mon enfance dans les eaux bretonnes. Mon papa faisait de la voile, j’ai commencé à naviguer très jeune, je me baignais constamment et j’ai su très tôt que je consacrerai ma carrière au monde marin, c’était une évidence.

Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à la problématique des déchets ? c’est un sujet dont on commence à peine à parler.

C’est la mer qui me l’a suggérée. J’étais étudiante à Marseille après un DEA en biologie marine, j’ai enchaîné sur les sciences sociales en aménagement et urbanisme, je cherchais un sujet de thèse qui serait pertinent. Au delà des recherches purement animales que j’avais déjà menées, je ressentais le besoin d’ajouter une dimension sociale à mes travaux, de bâtir des ponts entre vie humaine et vie marine. Sur les conseils d’un de mes enseignants, je suis partie me ressourcer au bord de l’eau, espérant y trouver l’inspiration. C’est en observant des déchets flottants sur une plage proche du quartier du Panier à Marseille que j’ai commencé à m’interroger. Ils s’accumulaient toujours aux mêmes endroits. S’agissait-il d’une pollution ? Les déchets étaient-ils une dégradation environnementale ? étaient-ils une menace à la biodiversité ? est-ce qu’on avait des données, des quantités ? J’avais trouvé mon sujet de thèse, mais aussi tout ce qui allait donner du sens à ma carrière par la suite.

Comment a évolué votre recherche ?

La première chose que j’ai constatée, c’est que nous ne disposions d’aucune donnée et d’aucune statistique sur la question, tant qualitative que quantitative. Tout était à faire. A l’époque, vers la fin des années 90, aucune institution n’avait encore planché sur le sujet des macro-déchets, il n’y avait pas de politique sur la question. Le naufrage de l’Amoco Cadix avait amené l’état français à créer une association - le CEDRE - censée organiser la « lutte à terre contre les pollutions de type accidentelle ». Mais il n’y avait pas encore de véritable réflexion en amont sur la gestion publique des déchets. C’est François Galgani qui a été le premier à réfléchir à un véritable recensement & qui a caractérisé les déchets sur les grands fonds. Cela a permis de commencer à alerter les medias et le grand public.

Les choses ont continué à évoluer sous l’influence de certains pays membres de l’Europe. La convention OSPAR - pour Paris-Oslo - est la première à avoir proposé un protocole en 2006. Ce premier travail a débouché sur la directive européenne « Stratégies pour le milieu marin » en 2008. Ce fut le début d’une pensée globale.

De mon coté, dans le cadre de mes travaux de recherche, j’ai commencé à me rapprocher des collectivités locales dans l’espoir de rassembler des chiffres. J’ai mené des enquêtes sur 37 communes de la région PACA, Monaco et 2 communes italiennes & j’ai travaillé avec les services techniques pour mes estimations. A l’époque, je travaillais au sein du CEDRE hébergé au centre Ifremer de Toulon, j’avais bien avancé sur la création d’un protocole de recensement local : 5 communes me transmettaient quotidiennement des évaluations que je pouvais corréler à la météo. Ces données se sont avérées extrêmement puissantes ! Elles m’ont permis d’établir une lecture assez claire du déplacement des déchets : pour majorité ils provenaient des bassins versants et s’orientaient vers la mer. A partir de là, la possibilité d’agir & de proposer des solutions politiques est apparue. C’est aussi à ce moment là que j’ai décidé de créer mon association TERRE/MER pour transmettre ce savoir.

Comment est-ce que votre travail a été reçu ?

Pas toujours très bien. J’ai senti souvent des résistances très fortes - d’ordre d’émotionnel - de la part de certains de mes interlocuteurs institutionnels. Le paradis est associé à la plage - on parle de plages paradisiaques, on part en vacances au bord de l’eau. Le déchet a une connotation négative. Saint-Augustin aurait eu l’idée de la notion d’enfer en regardant la décharge publique de Jérusalem Géhenne. Si on va encore plus loin dans l’analyse, la mer représente l’inconscient. Aller chercher les déchets, c’est mettre à jour une part d’ombre que la société ne veut pas forcément voir. Si l’objectif final est d’en faire quelque chose de positif, plonger dans cet univers est terrorisant.

Souvenez-vous de cette image très forte qui a illustré une campagne de sensibilisation de la Fondation Surfrider : on y voit une petite fille soulever la mer comme un drap pour regarder ce qui se cache en dessous. Le déchet est tabou, sale, on préfère l’ignorer. D’où les réactions parfois véhémentes des personnes que j’ai interpellées dans l’espoir d’une réflexion globale, collective et sociale du sujet. L’océan a une indigestion, il vient « vomir » ses déchets sur les plages. Il renvoit les déchets que l’homme ne veut pas voir. C’est très pédagogique mais dérangeant.

Est-ce que vous constatez une amélioration de la situation environementale ? ou est-ce pire que par le passé ?

Il y a une véritable amélioration. Il y a 40 ans, les stations d’épuration n’existaient pas. Nous avons fait beaucoup de progrès ces 40 dernières années. Mais il y a conjointement une force qui nous pousse à produire inutilement. Sous prétexte de créer de l’emploi et de générer de la richesse, on surproduit, on fabrique tout et n’importe quoi. Le plein-emploi justifie toutes les dérives productives, jusqu’aux extrêmes délétères représentés par Monsantos. L’abrutissement généralisé encouragé par certains médias & le mauvais usage de leur pouvoir n’arrangent rien.

La nature porte en elle une capacité d’auto-régénération très forte. Nous n’avons pas inventé le recyclage, nous n’avons fait que lui emprunter cette formidable aptitude à se renouveler. Le pétrole par exemple est issu de la putréfaction des algues. C’est une source d’énergie formidable, qui sait se régénérer. Mais l’homme, avec le pétrole, a réussi à fabriquer le plastique, qui lui est imputrescible, et ne se renouvelle pas ! A partir de matières vivantes, évolutives et recyclables, nous avons fabriqué notre propre blocage du cycle !

Je suis toujours surprise de constater que nous nous inspirons peu de ce que la nature a d’exemplaire et de ce qu’elle peut nous apprendre. L’humanité est un écosystème. Pourquoi ne l’étudie-t’on pas comme tel ? Pourquoi ne pas observer le fonctionnement des écosystèmes naturels et s’inspirer de leur équilibre pour concevoir de nouveaux modèles sociaux ?

Quelles sont les nouvelles priorités ?

Mon nouveau cheval de bataille, c’est de faire en sorte que les industriels informent sur les conséquences des déchets. De la même façon qu’il est écrit sur les paquets de cigarette que « fumer tue », il serait judicieux de mentionner ce qui se produit quand on jette un mégot dans l’eau, par exemple. J’espère travailler de plus en plus avec les multinationales, avec les producteurs.

Il faut également que les politiques de l’eau - qui sont gérées par les agences - et les politiques des déchets s’intègrent et avancent ensembles.

Quel est votre souvenir aquatique le plus fort ?

Une véritable expérience mystique : j’avais 20 ans et j’étais en voyage au Sénégal. Après avoir fait un footing et rencontré un marabout en soirée, je suis allée me baigner seule avec un masque. C’est là que j’ai découvert le plancton fluorescent…J’ai cru que j’étais devenue dingue ! Il y avait les étoiles en haut dans le ciel, et puis ces étoiles en bas dans l’eau ! Je n’avais plus de repère, j’étais dans le cosmos. Ce fut une expérience hallucinante qui a profondément ancré ma relation à la mer.  Depuis, je saisis chaque occasion de me baigner de nuit avec un masque.

Qu’est-ce que la mer vous apporte ?

Je me souviens de ma première plongée. C’était en Méditerranée, moi qui avait tant nagé en Bretagne. Je me suis sentie comme dans un berceau. Non, je n’ai jamais fait de paddle, mais je nage beaucoup, je ressens un besoin très fort d’être dans l’eau. C’est une source de joie profonde, une connection avec l’immensité, la beauté. J’ai l’impression de rentrer dans une autre dimension, je suis en apesanteur, je me sens un harmonie et en confiance. Je me suis retrouvée à plusieurs reprises dans des postures très dangereuses, mais à chaque fois, l’eau m’a portée.

Qu’est-ce que vous avez envie de dire aux générations futures ?

Gardez la foi. Ayez le courage d’être conscients et responsables. Utilisez votre intelligence !

Laurent Lombard est un plongeur passionné depuis tout petit. Varois de naissance, Laurent a grandi à Saint-Maxime et s’est installé depuis à Cannes. Voyageur, aventurier, il a été pêcheur une grande partie de sa vie avant qu’un événement fortuit ne l’amène à réfléchir et à s’engager de manière très active dans la protection des fonds marins salis par les macro-déchets. Une vidéo sous-marine publiée sur son profil Facebook en mai 2015 a réuni plus de 3 millions de spectateurs ! Monsieur Buzz nous raconte son chemin, son engagement et les effets de sa notoriété balbutiante.

D’où vous vient cet amour de la mer Laurent ?

Je suis né à Saint-Raphaël, j’ai grandi au bord de la mer. Mon grand-père était garde-forestier, il m’a transmis son amour de la nature. J’ai commencé à plonger en apnée dès l’âge de 8 ans. Après mon service militaire, je suis entré à l’Ecole de la Marine marchande et suis devenu marin-pêcheur puis plus tard patron de pêche. La mer a toujours fait partie de ma vie. Mais j’étais avant tout passionné par l’aventure et la mer, pas forcément par l’environnement.

Alors comment en êtes-vous arrivés à faire ce que vous faites aujourd’hui ? filmer les fonds marins pollués ?

Avant tout, j’ai toujours eu l’esprit d’aventure, j’ai toujours voulu explorer la mer, savoir ce qu’il y avait dedans. Après quelques années en tant que pêcheur, je suis parti m’installer pendant 4 ans dans un endroit isolé de la côte tunisienne, à Douala. J’avais envie de vivre des expériences. C’est d’ailleurs là que j’ai été le plus heureux, quand je n’avais rien ! Je vivais avec un pêcheur du coin dans une cabane que nous avions fabriquée. On se servait de ce que la mer rejetait sur la plage - des morceaux de bois, des planches etc… pour fabriquer notre cabanon. C’était vraiment l’aventure à la Robinson Crusoé. J’ai commencé à dépolluer, histoire d’avoir quelque chose de propre devant chez moi. Mon collègue de cabane a commencé à mieux vendre son poisson aux touristes qui se faisaient plus nombreux sur le spot. Il n’était plus obligé de vendre - moins cher - aux marayeurs. C’est comme ça qu’il s’est rendu compte que c’était important de vivre dans un environnement sain. J’étais entouré de braconniers, j’en ai fait petit à petit des pêcheurs responsables.

Quand je suis rentré en France, j’ai voulu faire pareil. J’ai voulu dépolluer. Je me suis rapproché de la mairie et j’ai proposé de créer un nouveau métier : les cantonniers de la mer. En vain. Je suis rentré à la Lyonnaise des Eaux dans le Service maritime Bateau Mer propre, où je m’occupais de ramasser les détritus en surface. Cela ne se faisait que sur la côte d’Azur à l’époque.

Est-ce qu’il y a une expérience aquatique qui vous a marqué particulièrement ?

Oui, je me souviens d’une expérience plutôt douloureuse. Alors que je plongeais en apnée, dans ma descente un sac en plastique noir est venu se coller à mon masque. Je me suis retrouvé dans le noir, d’un seul coup, je me suis demandé ce qui se passait. C’est ce jour là que le déclic s’est fait dans mon esprit : on ne pouvait pas laisser les fonds marins se faire envahir par le plastique. C’était en Tunisie il y a 10 ans.

J’ai commencé à plonger de plus régulièrement en régulièrement une fois rentré en France, le plus souvent avec une petite caméra étanche, et j’ai commencé à partager mes images sur You.Tube. J’ai rédigé un premier article pour le magazine Mer & Littoral, et puis les choses se sont enchaînées : à la suite d’un article publié dans Nice-Matin, Envoyé-Spécial m’a contacté pour préparer le reportage « Méditerranée, une mer de plastique ». L’objectif était d’expliquer la provenance des déchets et leur cheminement fluvial. Avec France 2, nous avons également réalisé un sujet « Piège de plastique » pour l’émission Infra-rouge.

Entre les 2 reportages, je trouvais que les choses n’allaient pas assez vite, je me sentais mal compris, alors j’ai décidé de grimper sur un phare et de dénoncer la mer poubelle. Juste après la diffusion d’Envoyé spécial en 2011, je suis resté accroché tout là-haut pendant 6 heures, espérant alerter les autorités. La réalité, c’est que je commençais à me lasser. J’avais vraiment l’impression que tout cela ne servait à rien, que c’était une cause perdue. Je suis parti me ressourcer en Corse pour prendre du recul.

Quand je dénonce les pollutions marines, j’ai l’impression d’être en porte à-faux, d’être coincé entre 2 mondes opposés. Il faudrait que les mentalités changent pour que ces 2 mondes cohabitent - la vie moderne & la nature. Il suffirait juste que tout le monde s’habitue à mettre ses déchets dans une poubelle. Je crois qu’en majorité, les gens ne réalisent pas. Moi je suis sur le terrain, je vois vraiment les choses. La pollution, c’est encore plus impressionant quand tu la vois dans l’eau sur place. En réel, c’est vraiment énorme et dérangeant. C’est pour ça que j’essaie de tout faire pour toucher les gens, de filmer le plus réalistement possible.

Depuis il semble que vous ayez trouvé une nouvelle audience ? un nouveau souffle ?

Je suis revenu sur la côte cannoise et sans le vouloir, le réflexe de « sentinelle de la mer » s’est imposé à moi. J’ai plongé, j’ai filmé, j’ai refait une vidéo comme ça. Cette fois-ci, je l’ai posté sur Facebook plutôt que You.Tube. Contre toute attente, j’ai récolté plus de 3 millions de vues ! de plus en plus de personnes réagissent, partagent mes images, me contactent. J’ai eu plusieurs publications dans la presse, comme le Daily-mail et d’autres supports étrangers.

La Mairie a réagit positivement et est venue vers moi pour me consulter. Elle a compris que je possédais les connaissances techniques pour faire avancer la problématique, que j’avais des solutions techniques pour dépolluer moins cher. Elle a organisé un nettoyage et a mis en place une campagne d’affichage pour inviter au civisme & la propreté urbaine. Moins de déchets jetés par terre, c’est moins de macro-déchets dans l’eau.

Les choses commencent à bouger. On parle de plus en plus du 7ème continent et de pollution maritime. Mais le problème est aussi judirique. Qu’est-ce qu’un macro-déchet finalement ? Prenez par exemple vos lunettes : tant que vous êtes à terre, il s’agit de lunettes. Si elles tombent dans l’eau, elles deviennent un déchet, mais juridiquement, elles ne sont que des lunettes ! cette nuance n’est pas encore intégrée dans les labels de type Pavillon Bleu, un macro-déchet n’est pas considéré comme une pollution, c’est juste un objet de l’eau.

Il est indispensable que le travail se fasse à une échelle nationale, il faut une cohésion. Mais il y a des solutions, comme d’agir en amont, directement à partir des bouches d’égout, ou au niveau des courants marins qui drainent les dêchets. Ici par exemple, nous subissont l’influence du Ligure qui charient les plastiques en provenance de l’Italie. On ne peut plus pêcher à ces endroits.

Qu’est-ce que cela vous apporte d’être si souvent au bord de la mer ?

Pour moi, c’est la liberté, c’est un autre monde, l’aventure, la découverte, un espace dépourvu de contrainte. J’ai eu l’occasion de nager avec des dauphins ou des requins sans jamais avoir peur. Je me sens en sécurité dans l’eau. Le temps s’arrête, il n’y a plus rien dans la tête. Quand tu es dans la nature, tu développes une sensibilité, tu perçois mieux ensuite comme les gens que tu croises loin d’elle souffrent.

Je me sens un peu un enfant de Cousteau et de Hulot. Quand j’étais plus jeune, je me souviens d’une émission où Nicolas Hulot s’était fait mordre les doigts par un congre. Ces personnages m’ont marqué, ce sont des gens authentiques, des amoureux de la mer, qui ont la capacité à faire découvrir et à faire aimer, à engendrer des passions.

Avez vous déjà pratiqué le paddle ?

J’ai fait un essai en Corse, chez un ami sur un bateau, nous avons fait du paddle aux Lavezzis, c’est magique ! nous avons navigué autour des blocs de granit avec ces formes incomparables ! aux Lavezzis, il y a ces oiseaux incroyables - les puffins cendrés - qui parlent la nuit, on a l’impression que l’ile est occupée par des esprits, c’est très surprenant, ça fait peur !

Est-ce que vous considérez vivre en harmonie avec la nature ?

Oui, même si en tant que pêcheur, je sais que j’ai fait des dégats. J’ai pris conscience qu’en mer, on peut prendre, mais il faut donner aussi. Ce n’est pas un garde-manger dans lequel on peut se servir sans fin, on ne peut prélever qu’à condition de donner.

Quel serait votre message aux générations futures ?

J’ai un petit neveu qui est un véritable poisson. Quand il plonge, il part spontanément avec un sac pour ramasser ce qu’il voit. Les enfants intègrent très vite ces notions. Alors j’ai envie de leur dire : « Ne prenez pas exemple sur nous. L’avenir c’est vous ! ».

crossmenuchevron-down